Épisode 1 – Sara Porqueddu ou l’art de l’improvisation
Apprendre à improviser ça a été fondamental pour moi, c’est quelque chose que je continue de travailler et qui me sert toujours aujourd’hui. C’est aussi pour ça que j’aime tant filmer des concerts, des jams, filmer ces moments en plan séquence relève pour moi d’une double performance, il y a une part d’improvisation des deux côtés.
Nous retrouvons Sara mi-janvier au StudioLab de la MIE rue de Rennes dans le 6ème arrondissement, lieu à absolument investir si tu es un..e étudiant..e en mal de matos, cercle intimiste, posé..es à même le sol dans la tranquillité des murs insonorisés pour évoquer ses dernières années.
Sara a suivi le Master d’anthropologie visuelle de l’Université Paris X Nanterre en 2017-2018, c’est au cours de son cursus universitaire et dans le cadre de son mémoire qu’elle a réalisé le film Trash Rebelle sélectionné par Premiers Regards lors de la toute première édition de son festival. Son film avait de nouveau été projeté en 2019 à l’occasion du concert de clôture de la seconde édition du festival et d’un DJ-set mené par Spartaco Braciola, personnage énigmatique à la voix saisissante de Trash Rebelle. Parce que nous ne voulions pas faire mentir le dicton nous avons invité Sara une 3ème fois en septembre 2021 à Nanterre à l’occasion d’une projection spéciale sous le sceau de la musique et mettant à l’honneur des artistes locales de talent aux sons inédits, à mille lieues, des tubes populaires "trash” du collectif italien.
L’esthétique trash naît dans les années soixante, pour Tommaso Labranca elle repose sur cinq fondements du trash : la liberté d’expression, la contamination, l’incohérence, le maximalisme et l’émulation ratée.
“Le trash (mouvement esthétique) a quelque chose à voir avec le brouillage des frontières sexuelles montré par les configurations de genre sur scène et sur l’écran. Elle peut être perçue à la fois comme féminin et décadent et comme macho et agressif. Elle peut être reconnue à son primitivisme minimaliste autant qu’à son glamour surfait. On peut le relier à un goût de l’ornement – des piercings aux tatouages – voire même de la modification corporelle, ou le retrouver dans une adhésion aux principes de production bon marché et rapides, rejetant l’idée du clinquant et du professionnalisme, lui préférant le brut, le cru, et le non raffiné.” ( Warner, 2012 : 55)
Aujourd'hui en Italie, l’esthétique de la musique Trash rebelle s'incarne dans plusieurs formes et expressions de transgressions à travers des symboles associés à la culture de masse italienne. Il s’agit de se ré-approprier certains symboles télévisuels, le show et toutes les formes d'autorité en soulevant des paradoxes sur leur démarche de consommation.
Au quotidien l'esthétique trash se retrouve dans les imitations de Bobby Solo ou les coupes de cheveux des footballeurs arborées par les enfants, dans la musique on la retrouve le plus souvent dans les mariages, c'est ce tube sans âge connu de tous..tes qu'on hurle de concert plus qu'on ne le chante vraiment.
La musique et la vidéo comme fil rouge
Parmi les thématiques qui peuvent être rattachées à sa pratique cinématographique la musique est centrale et guide ses envies et ses projets, structure son travail des bancs de la fac à aujourd’hui. Ses premiers travaux universitaires dès sa licence puis en Master 1 à Paris 8 s’y consacrent puisqu'elle réalise dans le cadre d’un cursus en ethnomusicologie un travail de recherche s’appuyant sur deux artistes et explorant les différences entre leur processus et dynamique de création entre musique traditionnelle et musique moderne. L’un, Sebastien Giniaux, est guitariste, parisien et se consacre à la musique traditionnelle Manouche, l’autre, Adama Bilorou Dembelé, est burkinabé, et fait se rencontrer musique traditionnelle burkinabée et sons plus modernes.
Dès son master 1 Sara nourrit l'envie de ne pas aborder uniquement la musique par le son, la recherche, l’écrit mais d’en rendre également compte par l’image. C’est sur un autre sujet, mais toujours sur ce thème, que Sara propose un projet de recherche et rejoint le Master “Cinéma documentaire et anthropologie visuelle de Paris X Nanterre. Formation au terme de laquelle naît Trash Rebelle, film personnel et politique qui revient sur ses racines italiennes et sa vie estudiantine à Bologne où la résistance au capitalisme et au fascisme passe aussi par l’écho de Free from desire dans les rues de la ville.
En 2021 Sara rejoint le collectif des Fileuses, association située à St Denis dans un quartier populaire à la géographie enclavée qui fait alors l’objet de nombreuses transformations en préparation des JO 2024. Elle y occupe un poste d’administration et prend également en charge des ateliers cinéma que l’association développe alors.
Les fileuses est une association créée en 2019 par d'anciennes étudiantes de Paris Nanterre. Son ambition est de créer du lien et redynamiser la sociabilité du quartier en proposant des ateliers de couture à partir de matériaux récupérés, réutilisés et recyclés. Comme on tisse l’étoffe on ressert les liens parfois distendus malgré la proximité physique qui prédomine dans les grands ensembles.
La musique va être le point de rencontre entre l’association et des adolescents de la dalle, qui, bien qu’évoluant autour de l’association ne s’y rendent pas. C’est en les entendant improviser des morceaux de rap que l’idée de leur proposer de créer un clip naît et devient le prétexte parfait pour se rapprocher de ce public jeune, difficilement saisissable.
Un projet intense et éphémère concentré sur 4 jours d’été qui va mobiliser Sara, Thomas Leloup et Mélissa Boucoum, tous..tes deux dans l’audiovisuel et passé..es par 1000 Visages, et finira par agréger une quinzaine de jeunes. En partant d’un sujet leur tenant à cœur, le rap, les réalisateur..ices parviennent à amener le groupe dans un véritable travail collectif où iels n’étaient que les appuis et supports permettant à leur créativité et leurs envies de s’exprimer. En un temps très court les trois bénévoles parviennent à rendre les jeunes plus confiants, à les faire se saisir de la caméra et des images et devenir véritablement les réalisateurs du clip. D’un projet porté au premier jour par 2 jeunes, ils sont finalement 15 à se présenter pour la journée du tournage. Le montage est réalisé par les 3 professionnel..les notamment pour des raisons de manque de moyens rendant impossible un travail commun mais néanmoins réalisé sous les ordres et directives des jeunes.
Quatre jours d’une intensité rare qui, si elle n’a pas donné lieu à la fréquentation de l’association par les adolescents à long terme, leur a permis de l’identifier comme lieu ressource et refuge vers lequel se tourner lorsque des contrôles de police se produisent sur la dalle.
Ce projet a été rendu possible grâce aux financements de la DRAC, à la Maison Jaune de Saint Denis, et à l'association Les Fileuses.
Vers l’éducation populaire
Dans le cadre des ateliers d’éducation à l’image et d’initiation à l’audiovisuel proposés à St Denis mais également dans le 13ème à Môm'artre et à Montreuil pour des enfants entre 6 et 11 ans, Sara suit une formation sur l’éducation populaire proposée par l’association Ressources alternatives. Celle-ci lui ouvre de nouvelles perspectives, lui permet de mieux se connaître mais également de développer tout un ensemble de nouvelles manières de construire la réflexion en groupe, de parler de ses émotions, de s’exprimer différemment.
Quand on pense éducation populaire on pense éducation « pour le peuple » mais c’est en réalité une éducation faite par le peuple. C’est l’idée de transmettre des savoirs. Ce n’est pas être compétent..e dans quelque chose qui est important mais de s’ouvrir aux autres et à ce qu’iels peuvent nous apporter. C’est utiliser des outils compréhensibles de tous..tes pour échanger. Dans l’éducation populaire il n’y a pas un sachant et des apprenants mais plutôt l’idée que tout le monde sait et que tout le monde apprend.
Parmi les pratiques historiques du mouvement de l’éducation populaire on peut notamment penser à l’arpentage, née dans les milieux ouvriers elle permettait la lecture collective d’une oeuvre. Le livre divisé en autant que de participant..es était par la suite restitué, chacun..e partageant ce qu’iel avait retenu de la partie lue. Loin du résumé scolaire, la restitution est autant transmission de connaissances que l’occasion d’évoquer ce qui a pu nous toucher, nous émouvoir,et apporter au collectif une dimension personnelle.
Sara développe tout particulièrement des ateliers autour des images et du photolangage avec les enfants qu’elle encadre.
Je me suis rendue compte qu’on est entouré d’images, elles sont partout, dans la pub, le portable, la télé mais quand tu veux inventer quelque chose tu n’as aucune idée. j Simplement inventer un animal qui n’existe pas comme un zèbre avec une queue de chat et des yeux de tigre, mélanger des choses connues pour créer quelque chose de nouveau ou d’inédit c’est difficile pour les enfants et donc avec les images en support c’est plus facile pour ell..eux
Si vous avez déjà travaillé avec des enfants, vous savez à quel point il peut être compliqué de capter leur attention et de parvenir à les emmener tous..tes ensemble vers une destination sans en perdre la moitié en chemin. Public demandeur et exigeant, travailler avec des enfants c’est accepter d’être constamment sur un fil et d’être prêt..e à s’adapter à chaque instant, dévier de son plan, rectifier sa trajectoire. Cette souplesse Sara l’a développée grâce au théâtre d’improvisation et aux nombreux échanges avec des ami..es italien..nes ell..eux aussi travaillant avec des enfants.
Une amie, Mariasole, m’avait raconté comment elle était parvenue à calmer une classe de 20 enfants de 6 ans dans un musée. Elle avait eu l’idée d’une poudre invisible et magique qu’elle avait répandu au cours d’un rituel sur leurs têtes.. Cell..eux-ci s’étaient calmé..es regardant la poussière imaginaire tomber doucement sur ell..eux comme si elle était vraiment là.
De la pratique du théâtre d’improvisation au sein d’une structure hébergeant des personnes sortant du coma à la réalisation d’ateliers à destination des enfants Sara travaille la présence du corps, son écoute, sa capacité à communiquer autrement que par les mots et fait de ce médium la condition de son engagement total dans la pratique et la narration.
C’est par le jeu, mais aussi et surtout, par la mise en scène de sa propre personne que Sara parvient à capter l’attention des enfants qu’elle encadre. Elle leur propose des exercices de maniement de la caméra où iels n’existent pas comme ell..eux-mêmes mais sont tantôt des lions, tantôt des mouches, parfois des girafes. Elle leur fait prendre conscience de leur corps mais travaille également leur capacité à s’investir complètement, à incarner une autre réalité et à la rendre lisible par les autres.
L’improvisation n’est plus une solution de dernier recours, elle est une pratique à part entière. L’improvisation résulte d’un long et intense travail du corps, d’une maîtrise de celui-ci en amont qui le rend adaptable et capable de saisir toutes les opportunités qui se présentent à nous.
La gymnastique filmique encore enseignée dans le cadre du master de Nanterre d’anthropologie visuelle et initiée par Jean Rouch au moment de la création du cursus vise également ce but. Elle doit permettre au réalisateur de devenir ce que Rouch qualifie de “corps-caméra”, l’outil n’est plus seulement une extension du corps, c’est ce dernier qui devient l’outil tout entier au service des images. Les cours de gymnastique filmique permettent de travailler la gestuelle et de renforcer le corps de telle manière qu’il puisse s’adapter à toutes les situations et que les plans ne soient pas déterminés par nos possibilités techniques et corporelles mais rendus possibles par celles-ci.
L’entraînement permet de travailler la marche, celle-ci doit être fluide et limiter au maximum les mouvements de l’image. Les postures en squat plus ou moins bas sont maintenues autant de temps que nécessaire, les traveling horizontaux et verticaux sont réalisés par flexions et torsions. Le mouvement de la caméra s’imprime dans le corps, les exercices et leur répétition le façonnent et permettent, à terme, une liberté dans la réalisation des cadres avec pour seul outil son corps-caméra.
On est une mouche et on commence à marcher dans la pièce avec une caméra comme si on était une mouche. Mais donc si tu fais ça, tu assumes que tu es une mouche, si tu ne l’assumes pas c’est une image ratée. Faire ça avec les enfants ça leur permet d’être plus conscient..es de leur corps mais c’est aussi se dire que si on rate un truc ou qu’on improvise parce que le lieu et les gens autour de moi me font faire ça alors il faut l’assumer et le faire d’une telle façon
Il n’y a pas de secret,quand t’es dans un truc, t’es dedans avec ton corps, tes choix, tout. C’est comme la gymnastique filmique tu dois t’entraîner, c’est chiant, mais quand tu es à l’aise avec ton propre corps tu peux te mettre dans des positions, improviser, chercher des cadres qui t’inspirent et ça, ça aide énormément avec la musique. Tu te laisses entraîner par ce que tu es en train de vivre à ce moment-là.
Filmer des Jam : la grande (double) improvisation !
La fin des études signifie aussi la fin d’un temps spécifiquement dédié à la recherche et à la création. L’entrée dans une nouvelle temporalité où, à moins que l’on parvienne à obtenir des bourses, faire de la place à la création devient malaisé. Du travail alimentaire dans une boutique rue de Rennes à l’animation d’ateliers d’audiovisuel avec des enfants, Sara observe que malgré l’envie de réaliser et de filmer, elle ne parvient plus à en trouver le temps.
En travaillant avec les enfants t’es hyper entraînée sur l’improvisation mais au niveau créatif je pensais que ça m’aiderait plus à développer ma créativité mais en fait non. parce qu’on reste très ancré dans le présent avec les enfants et ça m’a bloquée dans l’idée de développer des projets documentaires [...].
Trash Rebelle je devais le faire pour la fac mais par ailleurs il y avait une nécessité pour moi parce que j’y parlais de ma ville, de mes années de fac en Italie. C’était très personnel, il y avait une nécessité, je vivais à Paris, ma ville me manquait, mon pays, mes potes, ma réalité de Bologne. Aujourd’hui trouver un sujet qui soit aussi fort, pour lequel j’ai une même urgence, ça me paraît plus difficile parce que t’es bouffée par le boulot, tu dois payer le loyer, tu dois manger, tu as aussi une vie sociale à soigner et c’est beaucoup plus difficile.
Ce que souligne Sara c'est également, et surtout, le poids qu'a le capitalisme sur le processus créatif. La manière dont celui-ci impose une cadence et une obligation de rentabilité qui sont souvent incompatibles avec les aspirations personnelles. Dès lors que tout est produit l'improductivité devient un tort, le temps de la réflexion apparaît comme une coupable oisiveté. L'impératif de productivité produit paradoxalement l'impossibilité de créer, ou du moins de prendre le temps de s'écouter et de travailler des sujet en cohérence avec soi-même et non avec l'agenda des tendances audiovisuelles en format vertical d'1'30".
Malgré cette contrainte renforcée par l'entrée dans ce qu'on appelle communément "la vie active", qui correspond dévantage à la fin des études qu'au début de l'activité et qui pour bon nombre étaient déjà là, Sara n'a pas arrêté de filmer. Elle n’a pas abandonné la caméra, elle l’a redirigée sans pour autant renier ses goûts ni oublier ses sujets de prédilection. C'est vers la musique qu'elle est allée, ou plutôt retournée, celle qui se joue en direct, les jam live, qui demandent de vivre l’instant présent, de s’engager complètement et de se mettre toute entière au service de celle-ci.
C’est pour ça qu'en ce moment je m’appuie beaucoup sur tout ce qui est lié à la musique, à l'improvisation, parce que c’est aussi une sorte de méditation. Quand tu fais ce genre de vidéos quand tu réalises des plans séquence, t’es “zen” puisque tu dois être là, présent dans ce moment, sans penser à l’avant ou à l’après. C’est pour ça que je le fais en ce moment, c’est quelque chose que je sais bien faire, d’être là quand je dois être là, d’être présente.
Le parcours de Sara reflète son amour pour la musique et son goût des images, son travail reflète sa capacité d’adaptation sans révéler toute l’anticipation derrière l’apparente improvisation. Des contraintes du live, des moyens restreints, des enfants trop distraits, des rencontres éphémères Sara parvient à créer, produire, des objets, des images, des sons, et à retransmettre doublement les subjectivités, celle de cell..eux qu’elle filme et la sienne, discrète derrière les mouvements de la caméra.
Récemment j’ai lu Zami, une nouvelle façon d’écrire mon nom d’Audre Lorde, une mythobiographie incroyable, le pendant littéraire de l’ethnofiction. C’est un livre qui m’a énormément apporté, qui une manière de raconter des histoires, son histoire, qui m’a beaucoup touchée, c’est incroyable, d’une poésie absurde.
Pour en savoir plus sur Sara et découvrir son travail
Trash Rebelle, le documentaire de fin d’étude de Sara sélectionné et projeté à Premiers Regards est visionnable pendant un mois sur notre chaîne Youtube.
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Un travail documentaire relatant la mobilisation des mères de Mantes la Jolie suite à la répression policière et l'humiliation de 151 adolecent..es le 8 décembe 2019. Le teaser est disponible sur Vimeo et le collectif des mères de Mantes la Jolie peut être suivi sur ses réseaux.
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Découvrir les Jam
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La Bande annonce de Trash Rebelle si on ne t'a pas encore convaincu..es de foncer le voir sur notre chaîne Youtube
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Pour suivre Sara ça se passe ici pour ses vidéos et là pour son travail photo
- voir son travail des dernières années en image et en bande démo